Manifeste

L’histoire sociale et culturelle de l’éducation

Une attitude sympathique et ouverte à tous les efforts sincères et successifs tentés et à tenter pour faire de l’histoire une véritable science est peut-être l’attitude qui convient le mieux à celui qui demande au passé de lui livrer quelques-uns de ses secrets. Le malheur et en même temps l’honneur de l’histoire, comme du reste de toutes les sciences de l’homme, c’est qu’il lui faut des efforts patients et inouïs pour arriver à se définir elle-même ; mais grâce au labeur de ceux qui la cultivent elle progresse en même temps qu’elle cherche à découvrir son image dans un miroir.

Robert Latouche, 19561

I. Principes théoriques

L’histoire sociale et culturelle de l’éducation s’inscrit dans une conception de la recherche historique qui entend se placer au carrefour de l’histoire sociale2 et de l’histoire culturelle3 récentes afin de participer au renouvellement en cours de l’histoire de l’éducation restée trop longtemps prisonnière d’une histoire des idées pédagogiques qui, indépendamment de ses vertus intrinsèques, demeurait largement au niveau des seuls discours et généralement hagiographique et décontextualisée. Ces deux courants historiographiques prennent naissance dans une volonté de renouvellement méthodologique de l’histoire comme science sociale qui a conduit à l’émergence de la micro-histoire4 et de l’histoire sociale et culturelle du politique, ainsi qu’à celle de nouvelles catégories d’analyse historique (acteurs, institutions, classes sociales, etc.) nées à la fois d’un bilan critique concernant les méthodes historiques constituées et d’une ouverture de l’histoire vers les autres sciences sociales, en particulier l’anthropologie et la sociologie5.
A travers la notion d’« histoire sociale », nous renvoyons à deux approches qui nous paraissent complémentaires. Il s’agit en premier lieu d’utiliser les ressources conceptuelles et méthodologiques de l’histoire sociale « traditionnelle », fortement liée à l’histoire économique et aux sciences économiques. L’histoire sociale et culturelle de l’éducation ne décline pas pour autant l’histoire de l’école obligatoire de manière descriptive au moyen du seul établissement de séries statistiques plus ou moins longues6, elle exige de procéder d’une manière plus fine, notamment en pratiquant par échantillonnages statistiques précisément élaborés et justifiés. En effet, l’établissement de séries statistiques et leur analyse, en premier lieu sur la population scolaire et ses évolutions, apparaissent comme une forme de « donnée pourtant simple et essentielle » à toute histoire, pour reprendre les termes de l’historien démographe Alfred Perrenoud, mais souvent laissée de côté parce qu’il « est aujourd’hui [voilà déjà un quart de siècle] plus aisé de sonder les comportements, d’appréhender les vouloirs individuels et les attitudes collectives » 7 par les discours que de se confronter à l’aridité et à la difficulté du travail statistique qui, pourtant, rend lui aussi compte, mais de manière scientifiquement différente, des comportements et des pratiques collectives des femmes et des hommes8.
Les outils de l’histoire sociale récente permettent pour leur part d’appréhender et d’expliciter scientifiquement « l’agir social »9 (acteurs individuels / acteurs collectifs) ainsi que les rapports (i.e. les relations) entre les individus ou les groupes sociaux et la société et ses institutions. Cette approche de l’histoire sociale comprend ainsi les conflits sous l’angle des échanges qu’ils comportent et lorsqu’elle catégorise les acteurs elle ne se limite plus à la seule caractérisation des différences de conditions matérielles qui les distinguent car elle s’attache aussi à cerner la diversité des « représentations » qui sont les leurs et en quoi elles sont constitutives de ces catégories. Et parce que, selon Jean Nicolas «  le refus, le non, est par excellence le moment de rencontre entre les volontés individuelles, avec leur dose de liberté et d’incertitude, et la pression des forces collectives, qu’il s’agisse du milieu [social] d’appartenance ou de l’appareil institutionnel coercitif »10 nos analyses historique s’intéressent plus particulièrement sur les moments de crise et de conflits. C’est aussi pourquoi l’histoire sociale et culturelle de l’éducation est très attentive aux résistances qui se manifestent dans les phénomènes et processus étudiés.
Par histoire culturelle, nous entendons une histoire « qui s’assigne l’étude des formes de représentation du monde au sein d’un groupe humain dont la nature peut varier […], et qui en analyse la gestation, l’expression et la transmission »11. Cette définition de l’histoire culturelle permet de dépasser une histoire des idées à la fois décontextualisées et s’intéressant aux seules élites, qui est encore partiellement prégnante en histoire de l’éducation. Inversement, il s’agit donc de « s’interroger sur les phénomènes de circulation des idées et des idéologies dans une société donnée, et [sur] leurs articulations avec des représentations moins élaborées»12. L’étude de ces circulations et des mécanismes de réception qu’elles impliquent intéresse au premier chef l’histoire sociale et culturelle de l’éducation. De la sorte, l’histoire culturelle va donc au-delà de l’histoire des seules « représentations » grâce à sa combinaison avec l’histoire sociale et, ensemble, elles conduisent à aborder une histoire des « pratiques collectives » et de leur signification, et en l’occurrence des « pratiques éducatives collectives».
Ainsi comprises, les approches et méthodes de l’histoire sociale (traditionnelle et récente) et de l’histoire culturelle se complètent bien plus qu’elles ne s’opposent. Elles s’éclairent l’une l’autre de manière complexe et heuristique parce qu’elles croisent les perspectives d’« en haut » et d’« en bas » qui caractérisent le regard historien sur les institutions, les groupes sociaux et les individus. Elles réunissent également les deux dimensions essentielles de la « réalité » que sont le matériel et le mental, tout en rendant possible de faire la part du structurel et du conjoncturel, c’est-à-dire de différencier les épiphénomènes des tendances de fond. Cette histoire sociale et culturelle de l’éducation varie l’échelle des observations (temps, espaces, groupe/individu, etc.) selon les objets13 et elle s’élabore autour des concepts clefs de pratiques et de représentations ou de sensibilités14.
Précisons encore une fois que cette histoire sociale et culturelle ne saurait se résumer à l’analyse des seuls discours. C’est pourquoi elle accorde une place privilégiée aux pratiques dont il est possible d’attester et de retrouver les logiques sans pour autant les réduire à celles des discours car, comme le souligne Roger Chartier :

[…] reconnaître que la réalité passée n’est accessible (le plus souvent) qu’à travers des textes qui entendaient l’organiser, la soumettre ou la représenter n’est pas pour autant postuler l’identité entre deux logiques : d’un côté, la logique logocentrique et herméneutique qui gouverne la production de discours ; d’un autre, la logique pratique qui règle les conduites et les actions. De cette irréductibilité de l’expérience au discours, toute histoire doit tenir compte en se gardant d’un usage incontrôlé de la catégorie de « texte », trop souvent indûment appliquée à des pratiques (ordinaires ou ritualisées) dont les tactiques et les procédures ne sont en rien semblables aux stratégies discursives. Maintenir la distinction entre les unes et les autres est le seul moyen d’éviter de « donner pour le principe de la pratique des agents la théorie que l’on doit construire pour en rendre raison », selon la formule de Pierre Bourdieu15.

Ainsi, la double posture historiographique et méthodologique élaborée ici vise à mettre en position de cumulativité critique deux traditions méthodologiques de la discipline historique avec la volonté de les rendre chacune et ensemble plus opératoires. En effet, la valeur d’une méthodologie se vérifie toujours empiriquement par la capacité qu’elle a de permettre la construction des objets de connaissances, des faits et la production d’analyses historiques, c’est-à-dire à la possibilité qu’elle a d’engendrer le travail scientifique qui consiste, selon les critères du vrai et du faux, à rendre intelligible la masse indifférenciée des traces du passé laissées par les générations qui nous ont précédées.
Pour conclure, l’histoire sociale et culturelle de l’éducation telle que définie et ambitionné ici vise à approfondir la connaissance des phénomènes éducatifs en général et, plus particulièrement, ceux relatif au système d’enseignement (école) du XVIIe au XXIe siècles en articulant relations sociétales, systémiques et individuelles avec des espaces et des temporalités variables. Cette double orientation méthodologique apparaît d’autant plus pertinente en ce qui concerne l’histoire du système d’enseignement que celui-ci est une institution sociale – soit une organisation structurée selon des normes explicites et implicites et occupant une fonction spécifique dans la société – dont l’étude tend à se partager entre une approche macro-analytique et une approche micro-analytique16. Or, l’histoire sociale et culturelle de l’éducation consiste bien « à tenir ensemble » ces deux approches par la combinaison de l’histoire sociale et de l’histoire culturelle, afin de renouer avec la complexité des configurations sociales par une variation de l’échelle des observations17. Cette variation est fondamentale pour l’enquête parce que la comparaison – et d’autant plus la comparaison historique – constitue le principe d’analyse essentiel de la recherche dans les sciences sociales et historiques18. Mais cette variation doit être raisonnée et ne pas se réduire à une démultiplication désordonnée des points de vue (et encore moins à l’intersubjectivité). Néanmoins, le résultat des analyses et interprétations ne saurait aboutir à une théorie explicative conduisant à l’abolition de l’irréductible singularité du contexte du cas étudié car, comme le précise justement Jean-Claude Passeron, « le sens des abstractions ou des typologies historiques ne peut jamais être désindexé des contextes »19. Mais dans la mesure où il existe une solidarité organique entre générations passées et présentes, au sens où le présent est un produit du passé, l’histoire sociale et culturelle entend faire valoir les connaissances historiques qu’elle construit par sa capacité, non pas à prédire l’avenir, mais à définir les réalités objectives et les enjeux du présent concernant les choix de société sur l’éducation.

(cf. Christian Alain Muller, Histoire de la structure, de la forme et de la culture scolaires de l’enseignement obligatoire à Genève au XXe siècle (1872-1969), thèse d’histoire générale, faculté des Lettres, Université de Genève, 2007, pp. 23-25).

 II. Principes méthodologiques

L’orientation générale de l’enquête est définie par un objet de connaissance (i.e. problématique) construit au moyen des principes théoriques et qui se décline ensuite en une série de questions (questionnaire).
Pour répondre à ce questionnaire, il faut restituer et analyser les pratiques sociales, qu’elles soient d’ordre politique, économique, culturel ou pédagogique, qui ont façonné l’objet sur une période plus ou moins longue en relation avec les mutations de la société concernée (i.e. contexte). En cherchant à saisir à la fois les comportements, les représentations et les croyances en jeu, l’étude fait de cette histoire le produit d’une confrontation d’une large palette d’acteurs individuels et collectifs.
Dans la mesure où l’histoire est la « science de l’éternel changement »20 et donc le changement l’état normal de la société, l’explicitation des dynamiques de ce changement, dans leurs liens d’interdépendance avec le contexte social et historique et les processus qui l’animent, dans la mesure où ces processus sont partie prenante de ces dynamiques, passe par la reconstitution des relations entre ces acteurs collectifs et les déterminations sociales qui les englobent.
Conformément à l’histoire sociale et culturelle de l’éducation telle que définie ci dessus, l’enquête se doit de jouer sur la variation de l’échelle des observations, des niveaux d’analyse et des méthodes afin de saisir dans leur ensemble les enjeux et les relations à la fois internes (scolaires) et externes (sociaux) des systèmes et des institutions scolaires. On l’aura compris, cette approche méthodologique nécessite la constitution raisonnée d’un corpus de sources dont la principale caractéristique est la grande diversité des genres de documents qui le composent.
Cette pratique de l’histoire a pour ambition d’apporter une contribution au renouvellement de l’étude de l’éducation scolaire aux XIXe et XXe siècles. L’enquête repose sur une organisation du travail empirique qui se décompose en trois étapes successives et cumulatives :

  1. d’abord, la description précise de la complexité, de la diversité et des modalités des situations scolaires (institutions, pratiques, discours) en fonction des caractéristiques politiques, démographiques, culturelles et socioéconomiques du contexte ;
  2. ensuite, l’explication des relations de concurrence ou d’interdépendance entre ces configurations socioscolaires singulières ;
  3. enfin, l’interprétation des fonctions scolaires et sociales des processus et des systèmes de relations explicités, afin de dégager les dynamiques dominantes de l’histoire et la mesure des effets du développement des systèmes d’enseignement.

(Christian Alain Muller, Le Collège de la République. Enseignement secondaire et formation de « l’élite » à Genève, 1814-1911, Genève, Slatkine, 2009, pp. 21-23).

Notes

1. Les origines de l’économie occidentale (IVe-XIe siècles), Paris, Albin Michel, 1970, pp. 13-14.
2. Ce qui de notre point de vue oblige l’historien à avoir un rapport privilégié avec la sociologie avant toute autre science sociale et cela d’autant plus quand l’historien s’intéresse à l’histoire contemporaine, soit aux XIXe et XXe siècles. Ainsi, notre position rejoint celle de Gérard Noiriel, mais sans pour autant le suivre quant à l’invention d’un nouveau domaine de recherche que serait la « socio-histoire » car, si les deux métiers doivent intensément dialoguer et même travailler ensemble parce que leur régime de scientificité est très proche, ils restent foncièrement différents (cf. Etat, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris, Belin, 2001, chapitres 1 et 2).
3. Cf. Jean-Pierre Rioux & Jean-François Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997.
4. Carlo Ginzburg, « Signes, traces pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, n°6, 1980, pp. 3-44.
5. Ainsi par exemple, il est significatif de constater que la Société d’Histoire Moderne et Contemporaine a publié un dossier spécial intitulé « Histoire et anthropologie, nouvelles convergences ? » qui est paru dans sa Revue d’histoire moderne et contemporaine (n°49-4 bis, supplément 2002). Trois ans auparavant, la même société s’était interrogée sur les rapports entre l’histoire et la sociologie, et plus particulièrement sur l’influence récente de l’œuvre de Pierre Bourdieu sur la discipline historique : « Les historiens et la sociologie de Pierre Bourdieu », Bulletin de la Société d’Histoire Moderne et Contemporaine, 1999, n°3-4.
6. A ce titre la récente histoire financière de l’Université de Lausanne (Rosanna Lorusso et Délia Nilles, Histoire de l’Université de Lausanne. Aspects économiques et financiers, Lausanne, Payot, 1997) offre un exemple intéressant de ce que peut apporter de spécifique l’histoire quantitative, soit des observations et des réflexions sur la conjoncture et les structures, les crises et la croissance. A noter le dernier chapitre, qui est résolument comparatiste (pp. 283-339), mais le fond de l’ouvrage apparaît très critiquable en raison du déficit de contextualisation et du caractère parfois superficiel des analyses proposées. Sur l’usage de la statistique pour l’institution scolaire cf. notamment Jean-Noël Luc, La statistique de l’enseignement primaire aux XIXe et XXe siècles. Politique et mode d’emploi, Paris, INRP – Economica, 1985.
7. Alfred Perrenoud, La population de Genève, XVIe-XIXe siècle. Etude démographique, MDSHAG, tome 47, Genève-Paris, A. Jullien – H. Champion, 1979, p. 3.
8. Cf. Louis Chauvel, Le destin des générations. Structures sociales et cohortes en France au XXe siècle (1998), Paris, PUF, 2002, pp. 173-184.
9. Arlette Farge, « L’histoire sociale », in François Bédarida (dir.), L’histoire et le métier d’historien en France 1945-1995, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 1995, pp. 281-300.
10. La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale, 1661-1789, Paris, Le Seuil, 2004, p. 9.
11. Jean-François Sirinelli (dir.), Histoire des droites en France : Cultures, tome II, Paris, Gallimard, 1992, p. III.
12. Jean-François Sirinelli et Michel Sot, « L’histoire culturelle », in François Bédarida (dir.), L’histoire et le métier d’historien…, op. cit., p. 346.
13. Cf. Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. De la micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1996.
14. Cf. les contributions essentielles sur ces questions de Roger Chartier, « Le monde comme représentation », Annales E.S.C., 6, 1989, pp. 1505-1520 ; Michel Vovelle, De la cave au grenier. Un itinéraire en Provence au XVIIIe. De l’histoire sociale à l’histoire des mentalités, Québec, Serge Fleury, éditeur, 1980 ; Roger Chartier, Georges Duby, Lucien Febvre & al., La sensibilité dans l’histoire, Brionne, G. Monfort, 1987.
15. Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel, 1998, p. 96.
16. Jacques Revel, « L’institution et le social », in Bernard Lepetit, (dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, pp. 81-83.
17. Un exemple convaincant de ce type d’approche est l’analyse que livrent David Tyack et Larry Cuban concernant l’évolution du système scolaire américain au XXe siècle (Tinkering toward Utopia. A Century of Public School Reform, Harvard University Press, Cambridge (MA)-London, 1995).
18. Jean-Claude Passeron souligne justement que « ce qui fait des sciences historiques au sens plein, ce n’est ni le formalisme ni la méthode expérimentale, mais le contrôle méthodologique des raisonnements comparatifs : seul ce contrôle sépare, dans l’interprétation conceptuelle, le mimétique de l’analogique » (Le raisonnement sociologique. L’espace non poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991, p. 147).
19. Ibid., p. 62.
20. Marc Bloch, La société féodale. La formation des liens de dépendance. Les classes et le gouvernement des hommes (1939), Paris, Albin Michel, 1968, p. 610.